Les pavés de la réconciliationLa Libre Belgique édition nationale, 02/02/2018L’honneur d’une ville ne dépend pas de son histoire, mais bien de sa façon de traiter son passé. Berlin, où les décisions les plus épouvantables de tous les temps ont été prises, est aujourd’hui un symbole de tolérance et de justice : les Berlinois ont rétabli l’honneur de leur cité en regardant leur passé en face. Ceci vaut aussi pour un parti. Bart De Wever vient d’une famille collaborationniste. Il a montré qu’il pouvait s’en distancier. Mais quand Patrick Janssens, son prédécesseur (qui a aussi refusé les pavés de mémoire), a présenté ses excuses pour la collaboration du bourgmestre de guerre Leo Delwaide et d’une partie de son administration, Bart De Wever a qualifié son geste de “gratuit” parce que les faits étaient vieux de plusieurs décennies. Il a cru qu’on revenait au passé alors qu’on parlait de l’avenir. Car pour bâtir l’avenir, il faut d’abord tirer les justes conclusions du passé. Les excuses, les pavés de mémoire, sont de justes conclusions. De Wever a alors expliqué que l’histoire n’était pas noire ou blanche, mais grise. Comme la poussière qu’on cache sous le tapis. Une réaction décevante, mais compréhensible : ce passé pèse lourd. Le plus grand parti flamand La N-VA est une lointaine héritière de l’ordre nouveau. Ce plus grand parti flamand se réclame aujourd’hui de la démocratie. Et bien que son président ait déclaré que la collaboration avait été une “erreur terrible”, celle-ci continue à pendre comme un vieux sparadrap au doigt du parti. En 2014, Bob Maes, président d’honneur de la N-VA Zaventem, a encore déclaré à la VRT qu’il ne se distanciait pas de Staf De Clercq, ajoutant – encore heureux ! – qu’il n’était pas d’accord avec tous les aspects de sa collaboration. Car Staf De Clercq, président du VNV collaborationniste, est l’homme qui a annoncé la persécution en 1941, dans un discours qui se terminait par “le Juif doit partir, c’est une question de salubrité publique”. Ses disciples ont ensuite participé à la nuit de cristal anversoise. D’un tel homme, notre société exige qu’on se distancie sans la moindre hésitation. En 2002, lors d’un colloque sur Joris Van Severen, Bart De Wever a affirmé que ce “premier fasciste flamand”, chef du Verdinaso fasciste d’avant-guerre, n’était pas antisémite. Pourtant, les articles antisémites ont paru avec la régularité d’une horloge bavaroise dans le journal officiel du parti. Les Juifs y étaient ainsi présentés comme des “étrangers d’une sorte très dangereuse”. Lors du congrès anversois du Verdinaso d’avril 1937, l’on affirma que “là où le Juif s’installe, l’air devient insupportable”. Et aussi “le danger juif grossit chaque jour. La contre-offensive doit être mise en œuvre avec plus de vigueur que jamais”. Cette “contre-offensive” fut mise en œuvre en 1942 : rafles et déportation pour assassinat de masse. Il n’y a qu’une seule conclusion possible : Van Severen était le leader d’un parti radicalement antisémite. En 2014, le député N-VA Koenraad Degroote fit pourtant encore le discours d’accueil lors du colloque Joris Van Severen, comme bourgmestre local. Il n’avait pas l’exclusivité de l’aveuglement : en 2010, le ministre fédéral Stefaan Declerk fit encore déposer une gerbe devant la maison brugeoise du chef de ce parti antisémite. En 2001, Jan Jambon fit un discours au Sint-Maartensfonds. Il s’en est distancié depuis. Au mur, il y avait un portrait de Reimond Tollenaere, chef de la Légion flamande et auteur de textes outrageusement antisémites. Un atavisme : son fils Jan Tollenaere a récemment exprimé sa haine des Juifs à la VRT. Il a même dit ne pas “pouvoir imaginer qu’Hitler était un criminel” ! Jan Tollenaere avait alors une carte de membre de la N-VA. Le parti la lui a retirée immédiatement. Mais combien de nationalistes savaient qu’il avait de telles idées, et les ont cachées comme la poussière, grise, sous le tapis ? Un lourd héritage De vieux démons errent donc encore derrière quelques rideaux poussiéreux de la N-VA. Nous devons le relever, le regretter, mais pas abuser de cette situation pour noircir ce parti. Au contraire. C’est exactement parce que “Bart” porte ce lourd héritage qu’il est l’homme idéal pour changer les choses. Il serait même formidable que le leader du plus grand parti nationaliste flamand regarde enfin le passé en face et tire les justes conclusions, en autorisant le placement des pavés de mémoire. Il rendrait ainsi leurs lettres de noblesse à la ville, au parti, et à la lutte pour l’émancipation flamande. Parce que cette mémoire scellée dans les trottoirs de la métropole prouverait que De Wever aura réalisé que ce n’était pas des Juifs, mais des Flamands, des Anversois qui furent brutalement tirés de leur lit un sombre matin, firent leur valise à la va-vite, un canon de fusil dans le dos, voyagèrent des jours durant dans des wagons à bestiaux surpeuplés, où les plus jeunes enfants furent témoins de l’agonie des plus faibles. Leur grand-mère, peut-être. Ou leur mère. Dans la puanteur. Dans le froid. Un voyage épouvantable pour tout dernier voyage. Monsieur De Wever, ces pavés ne portent pas uniquement le nom d’une Sarah ou d’un Salomon. Ils portent le nom de l’humanité. De tous les innocents assassinés par les nazis. Comme les sept membres de la famille de l’Américaine Evelyn Fine raflés à Anvers en 1943 et assassinés à Ausch-witz. Samedi dernier, après une petite cérémonie émouvante devant leurs maisons, organisée par l’Association pour la Mémoire de la Shoah, Evelyn a dû tristement remporter ses sept pavés de mémoire à Washington DC. L’un de ceux-ci porte le nom d’un jeune Anversois gazé et brûlé à Auschwitz. Il s’appelait Siegfried (!) Rutzki. Il avait 13 ans. Aujourd’hui, son pavé est dans le musée de la Shoah de Washington. Avec une notice expliquant qu’Anvers a interdit sa pose. Une exclusivité que la métropole partage avec Munich, berceau du nazisme. Evelyn ne demande pas grand-chose, M. De Wever. Que vous cessiez de vous cacher derrière des considérations religieuses. Que vous compreniez que ces pavés ne sont pas réservés aux Juifs, mais commémorent toutes les victimes du nazisme, donc aussi “vos” policiers anversois qui sont entrés en résistance. Le combat d’Evelyn ne vous est du reste pas si étranger. C’est un combat pour la justice. Pour la reconnaissance. Pour la réconciliation. Elle vous offre l’opportunité de rendre leur honneur à votre parti, à votre ville d’Anvers, à la lutte pour l’émancipation flamande elle-même. Evelyn vous lance en fait le plus beau défi de votre mandat de bourgmestre. Car autoriser ces pavés dorés prouvera durablement que vous aurez tiré les leçons du passé. Marcel Sel
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